LA FEMME AUX YEUX BLEUS
Nouvelle inédite de Philippe Waxweiler et José Brouwers
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Depuis que j’ai quatorze ans, mon père me dit à chaque anniversaire : |
- Maintenant, Chérie, tu es une grande fille.
C’est ce qu’il a répété quand il m’a accompagnée à la gare de Saint-Pancrace où j’ai pris l’Eurostar pour Bruxelles.
De Bruxelles, j’ai pris le train pour Liège où je suis aujourd’hui… Vous avez où je suis, mais vous ne savez pas qui je suis.
Je suis née à la maternité de Guy et Saint-Thomas à Londres mais ça ne vous dit rien. Ni mon âge, ni mon prénom, ni celui de mon père. Maman hélas est décédée, emportée il y a trois ans par un méchant cancer. Mais il y en-t-il qui soit gentils, des cancers ?
Allez ! Vous allez tout savoir. Même pourquoi je suis à Liège.
D’abord j’ai 18 ans, et je ne sais pas pourquoi j’ai hâte d’en avoir vingt. J’ai remarqué que, nous les filles, on se vieillit d’un an ou deux dès qu’on sort de l’enfance. Ce n’est plus le cas quand on s’installe dans la vie.
Que je vous dise tout !
Papa, en anglais Dad, s’appelle John, ce qui n’a rien d’original. Maman, c’était Doris. J’ai hérité d’un prénom qu’elle aimait bien, le sien.
Alors, quoi… Liège ? Que je tente de vous expliquer. Dad fait partie d’un club, exactement celui auquel avait adhéré Winston Churchill, du temps de mon arrière-grand-père. Vous ne le connaissez pas, Winston Churchill. Nous, on apprend très vite à l’école qu’il a dirigé le pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Bref, le Club de Londres de mon « dad » peut envoyer dans des clubs amis en France ou en Belgique, voire en Suisse ou au Luxembourg, les enfants de leurs membres pour perfectionner leur connaissance de la langue française.
J’ai été accueillie à Liège qu’on appelle La Cité Ardente dans une famille sympathique où seul le fils connaît quelques mots d’anglais. Le père est médecin. J’ai tenté de l’appeler Doctor. Curieusement il a protesté :
- Ne m’appelez pas Docteur, Doris !
- Vous n’êtes pas docteur, ai-je interrogé ?
- Je suis docteur. A l’hôpital, tout le monde m’appelle Docteur. Tous les jours, comme des moustiques à mes oreilles, volent et m’agacent des « Bonjour, Docteur », « Comment ça va, Docteur ? », « Vous avez un instant, Docteur ? ». Appelez-moi Christian, que diable !
- Volontiers, Docteur…Oh ! Pardon… Christian !
Françoise n’a pas été très heureuse que le docteur se fasse appeler par son prénom.
Pourquoi, a-t-elle demandé à son mari, veux-tu que Doris t’appelle Christian ? A quoi, d’un ton bourru, le docteur lui a répondu :
- Parce que c’est mon prénom. Elle ne peut tout de même pas m’appeler Félix.
Alors Madame Aurac – Aurac, c’est le nom du docteur – elle est née Françoise Vincent. Pourquoi les femmes doivent-elles traîner toute leur vie, comme un caddie inutile, le nom de leur mari ? – Alors Madame Aurac, disais-je, a souri :
- Puisque pour vous, Doris, le Docteur se prénomme Christian, appelez-moi donc Françoise !
Gllles, le fils de la maison, est un farceur, toujours en bagarre avec son père. Il a entamé des études de médecine. Il se moque à tout bout de champs de la neurologie, spécialité du docteur Aurac.
Son anecdote favorite, c’est l’histoire d’un vieux monsieur qui a des problèmes d’équilibre et qui consulte un neurologue. Celui-ci lui dit, péremptoire : « Vous avez des problèmes de tension » et il lui rédige une ordonnance. Le monsieur continue à flageoler. Il va voir un second neurologue qui affirme à son patient qu’il est atteint de diabète. Prise de sang, par un gramme de sucre. Le patient qui ne manque ni de patience ni d’opiniâtreté consulte un troisième neurologue qui proclame : « Vous souffrez de neuropathie, je ne peux rien pour vous. Mais je vous fais passer un dernier examen afin que votre dossier soit complet. »
Gille conclut : « En médecine, on commence avec des doutes, on finit avec des certitudes. » La citation est d’un philosophe anglais, ai-je glissé, espiègle. Francis Bacon pour ne pas le citer.
Gilles, comme un garnement, s’amuse aussi, depuis que je suis dans la famille des Aurac, à cacher mes petites affaires. Une fois, c’est ma brosse à dents que Françoise retrouve abandonnée dans la cuisine parmi les pots d’épices. Une autre fois, c’est un t-shirt où est imprimé « I love London » qu’il dissimule sous son lit.
Gilles a dix-huit ans. C’est encore l’âge bête chez certains garçons.
Quand je suis entrée dans le salon de ma famille d’accueil, le docteur m’a tout de suite dit avec la fierté d’un enfant qui vient d’acquérir sa première bicyclette :
- Regardez, Doris, j’ai un Modigliani.
Et je découvris « La femme aux yeux bleus » l’œuvre d’un peintre italien que Paris a rendu célèbre.
Ce tableau vaut très cher, précisa le maître de maison avec un brin de vanité. A quoi son épouse ajouta :
- C’est une des grandes folies de mon mari, cette toile célèbre.
Dad à qui j’en ai parlé au téléphone m’a rapporté qu’il y avait un tableau intitulé « La femme aux yeux bleus » au Musée d’Art moderne à Paris. Modigliani aurait peint plusieurs portraits de Jeanne, sa compagne et son modèle qui avait effectivement les yeux bleus, a conclut mon père.
Françoise m’a longuement documentée sur l’origine de ce tableau. Il faut savoir qu’elle anime une galerie d’art. Un jour elle a été approchée par un personnage un peu louche qui, d’après son accent devait être croate, tchèque ou hongrois. Il aborda madame Aurac en exhibant une toile roulée :
- C’est portrait femme que moi vendre à vous, a-t-il chuchoté.
Et il fit voir le tableau arraché de son cadre : « La femme aux yeux bleus »
Perplexe sur l’origine de l’œuvre, Françoise appela son mari.
- Un homme tente de me vendre un Modigliani.
- Achète !
Elle revint au receleur :
- Expliquez-moi comment vous posséder un Modigliani qui devrait être dans un musée ?
Toujours à mi-voix, l’homme expliqua :
- Ami devoir fuir Argentine… Abandonner beau portrait. Moi vendre à vous.
Le prix était celui d’un homme qui veut se débarrasser au plus vite de l’objet d’un larcin qui lui brule les doigts. En lieu et place d’interpeller sa conscience.
Françoise acheta « La femme aux yeux bleus ». Christian s’en éprit, fit encadrer la toile et suspendit le chef-d’œuvre dans son salon.
Un soir qu’il était assis dans son fauteuil favori à contempler son tableau préféré, mon père m’appela au téléphone. Il nous invitait à Londres ma famille d’accueil et moi le tout prochain weekend. Il avait réservé cinq fauteuils au Majestic pour « Le fantôme de l’Opéra ».
Invitation acceptée. Ce furent deux jours de bonheur. Je retrouvais mon cher papa quelques heures. Christian et lui se lièrent d’amitié. Françoise courut voir les deux Modigliani exposés à la Tate Galery. Gilles connaissait le dénouement du « Fantôme de l’Opéra » ;
- J’ai lu, se vanta-t-il, le roman de Gaston Leroux dont est tirée cette comédie à la fois musicale et mystérieuse.
Au retour, après le weekend à Londres, ce fut le drame. Et aussi une énigme à résoudre.
Entrant le premier dans le salon, traînant la valise de Françoise – elle s’était chargée de toilettes comme si elle devait rencontrer Elisabeth II – Christian se mit à jurer comme un damné, ou comme un charretier, je ne perçois pas bien la nuance :
- Le tableau a disparu ! Ce n’est pas possible. Dites-moi que ce n’est pas possible, hurlait-il !
2
- Ta femme aux yeux bleus s’est fait la malle, constata Gilles.
- Personne n’a pas pu entrer, affirma Françoise.
La femme aux yeux bleus avait filé à l’anglaise. Chez nous, curieusement, on dit « Filer à la française »
Françoise se glissa dans l’énigme comme si elle avait hérité de la perspicacité de Sherlock Holmes.
- Christian, c’est toi qui ouvert la porte. Elle est blindée, elle n’a pas été défoncée ni forcée. Gilles, tu as désactivé l’alarme ?.
- Oui, fit Gilles. Je suis le seul qui retienne le code et qui arrive à le composer sans déclencher le bruit d’enfer qui effraie le chat.
- Personne n’a pu entrer, s’obstine à dire Christian.
- Il n’y a que quatre clés, continue Gilles.
- Oui, intervient Christian, et pour en faire réaliser une copie, il faut absolument présenter une carte de sécurité qui est à la banque dans mon coffre.
Le cadre était toujours là accroché au mur, mais orphelin du portrait.
- On a découpé la toile.
- On l’a roulée pour l’emporter
- Comment sortir quand on n’a pas pu entrer, plaisanta Gilles ?
Françoise intervint :
- Arrête de rire, Gilles. Tu vois bien que ton père est malheureux
- Mais dis-donc, Papa, fit Gilles… le courtier en assurances qui a ses bureaux au rez–de-chaussée a fait installer une caméra de surveillance. Va lui demander à voir sur son moniteur qui a bien pu entrer et sortir de l’immeuble ces dernières 48 heures.
- Lui et moi, intervint Christian, nous sommes brouillés. Il a fait installer un climatiseur. Ca pleut sur ma tête quand je sors de l’immeuble. Je l’ai copieusement injurié l’été dernier.
Françoise proposa qu’il aille s’excuser. Et que veux-tu que je lui dise, interrogea Christian ?
- Dis-lui tout simplement : Je m’excuse, j’ai tort, proposa Gilles
Françoise rectifia en inversant la formule :
- Dis-lui plutôt : J’ai tort, je m’excuse.
Ce que dut faire le docteur, humilié comme un homme politique qu’on aurait traité de clown.
Rien n ‘y fit pour ce qu’il souhaitait. L’écran resta fermé. Et selon un ami avocat du couple, le courtier avait le droit de refuser de laisser voir ce qu’avait enregistré la caméra.
On ne parla pas de déposer plainte à la police, évidemment. Bien mal acquis ne profite jamais…
Voilà l’énigme à laquelle les Aurac et moi sommes confrontés.
Avez-vous une idée qui pourrait déchiffrer le mystère. Vous donnez votre langue au chat ?
Alors, je vous apporte le dénouement de cette affaire.
Celle-ci prit une curieuse tournure quand, tous quatre, nous sommes revenus de Bruges quelques mois plus tard. La famille voulait me faire voir la mer, à moi une insulaire, et bien sûr, en passant, la ville flamande avec son beffroi, et sa basilique.
Comme toujours au retour d’un weekend, c’était le docteur qui entrait le premier, ayant ouvert avec sa clé, et tirant derrière lui, la valise de Françoise.
Tout l’immeuble dut l’entendre jurer comme un païen. Pourquoi s’en prenait-il à Dieu ?
Bénit soit le nom du Seigneur, ajouta Françoise en boutade!
Le portrait avait rejoint son cadre. La femme aux bleus n’avait pas vieilli, elle était toujours aussi curieusement belle, du moins vue avec les yeux du docteur.
- Regardez, fit Christian. Le tableau ! La femme aux yeux bleus. Elle est revenue. Comment c’est possible ? Dites-moi que je suis fou.
- Tu en doutais, lança Gilles, en se protégeant le visage.
Le docteur n’avait aucune tentation de gifler son fils. Il était trop heureux du retour inexplicable du tableau de Modigliani
- Comment est-elle revenue ma « Femme aux yeux bleus », s’interrogeait Christian ?
- Comme elle est partie, plaisanta Gilles.
- Je vais tout vous expliquez, dit Françoise.
Mme Aurac se mit à sourire d’un air coquin que je ne lui connaissais pas
- Quand nous sommes revenus de Londres, Christian, c’est toi qui as ouvert ka porte de l’appartement ?
- Evidemment, répliqua-t-il en haussant les épaules.
- Moi, je n’aurais pas pu ouvrir.
- Tu avais pourtant les mains libres, c’est moi qui trainais ta valise.
- J’avais les mains libres mais pas la clé. Je l’avais confiée à Gérard…
- Ton homme à tout faire à l’envers dans ta galerie. Et pourquoi, s’il vous plaît ?
- Pour qu’il profite de notre absence pour faire authentifier ton Modigliani.
- Drôle d’idée.
- Alors, combien il vaut, glissa Gilles ?
- Gérard a emporté la toile, la confiée à un expert, et le résultat connu, il lui a fait regagner sa place d’honneur dans notre salon.
- Et alors, éclata Christian d’un ton chargé de colère?
- Je suis désolée, confessa Françoise. Ton Modigliani est un faux.
Il y eut un silence qui m’effraya. Le docteur passa d’une colère réprimée qui lui fit monter le sang au visage à un chagrin qui alla jusqu’à des yeux humides de larmes. Ca me fit de la peine. Il fallait que je sache, intervint Françoise.
Et elle quitta pièce emportant sa valise. Gilles n’osa plaisanter. Moi je me suis approchée de Christian :
Docteur…, lui ai-je dit, Pardon, Christian… Il ne faut pas que cette histoire vous chagrine. Une œuvre est belle. Peu importe qu’elle soit vraie ou fausse. Peu importe qu’elle vaille beaucoup d‘argent ou rien du tout. La seule chose qui importe, c’est que vous l’aimiez. Finalement, cette œuvre d’un faussaire qui a imité Modigliani est un hommage au peintre qui a aimé cette femme aux yeux bleus, comme vous l’aimez à votre tour. Le faux est un moment rapide de la vérité. Votre femme doutait à juste titre, elle a cherché la vérité…
Christian m’a souri. Je crois que le docteur n’a gardé aucune rancune à son épouse. Mais non, pas grâce à moi.